Une vraie petite française - Vev

Une vraie petite française

Un article de Vev.

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Une vraie petite française

Ce fut la chute du livre qui venait de glisser de sa main qui le réveilla. A vrai dire, il ne s’était assoupi que quelques instants, bien calé dans sa chaise longue sous le grand saule qui le protégeait du soleil. Thierry était heureux. Oui, vraiment il était heureux : le parfum des bois qui l’entouraient, le gazouillis du ruisseau qui coulait tout près, ajoutaient à sa plénitude.

C’était vraiment une bonne idée d’avoir loué ce vieux moulin à eau dont les aubes s’étaient figées il y avait près d’un demi-siècle. Mais le logement des meuniers avait été restauré et aménagé en gîte rural. Là, au fond de cette vallée au coeur de la Bretagne, il pouvait oublier la vie trépidante de la ville où son travail l’appelait. On était en juillet et il était en vacances. Heureux, je vous dis, il était heureux !

Et puis, tout à l’heure, elle allait arriver : l’odeur de genêts les envelopperait tous les deux , le soleil brillerait encore plus fort et jetterait ses milliers d’étoiles dans l’eau du ruisseau.

De penser à Jenny augmentait son bonheur. Thierry se souvenait de la petite Anglaise timide qui s’était assise pour la première fois à la table familiale, il y avait déjà cinq ans. Ses parents avaient l’habitude d’accueillir chaque années une jeune fille au pair, généralement une étudiante venue perfectionner son français. Il en avait connu Thierry des Allemandes, des Scandinaves, des Britanniques, des Espagnoles. Toute l’Europe avait défilé chez lui. Souvent des relations amicales s’établissaient, et puis Jenny était arrivée, et pourrait-on dire, elle n’était plus repartie.

Fille d’un ingénieur en informatique et d’une mère directrice d’un collège de jeunes filles dans le Kent, Jenny Isherwood était l’archétype de l’Anglaise. Grande, les cheveux blonds et fins, le visage un peu anguleux, mais qu’adoucissait un rayonnant sourire et de beaux yeux bleus étonnés. Jenny cachait derrière une apparente candeur, la tranquille détermination des filles d’Albion.

Dès la rentrée suivante, ils étaient partis à Nantes pour suivre leurs études ; Thierry à la faculté des sciences et Jenny dans une grande école de commerce. Après un parcours sans fautes, ils avaient débuté leur carrière professionnelle, lui comme ingénieur dans un institut de recherche agronomique et elle comme attachée de direction à la Chambre de commerce et d’industrie.

Jenny et Thierry avaient beau se dire “ libérés ”, ils n’avaient pas pu résister à l’affectueuse pression de leurs proches pour convoler en justes noces. D’ailleurs pour eux, il n’y avait pas de doute, leur amour méritait bien cet engagement solennel.

Le mariage avait eu lieu en France. Afin d’éviter un débat à une appartenance à une religion différente, un mariage civil leur avait finalement paru le plus œcuménique. C’est ainsi qu’à la fin de l’été, ils avaient échangé leur consentement devant Monsieur le Maire.

Le père de Jenny, James-Henry Isherwood, très british avec sa jaquette et son haut-de-forme conduisait la mariée, suivi par sa femme Kathleen vêtue d’un ensemble bleu-roi et d’un chapeau à large bord à rendre jalouse la Reine Elizabeth . Quant à Jenny, malgré l’entorse faite au symbole de la virginité, elle portait une magnifique robe blanche brodée de roses dont la longue traîne était portée par sa petite nièce et un petit neveu de Thierry.

Les mamans avaient essuyé une larme à l’instant du “oui ” traditionnel, les papas s’étaient congratulés en franglais, et les mariés s’étaient embrassés longuement, trop longuement peut-être, si l’on en juge par le petit rire gêné des deux vieilles cousines de Jenny pour lesquelles il n’avait pas été possible de trouver un cavalier.

Après la cérémonie, on s’était retrouvé autour d’une bonne table aux produits du terroir, où le “ il est des nôtres, il a bu son verre comme les autres… ” avait répondu avec brio au “ For he’s a jolly good fellow ! ”.

Et puis chacun était retourné chez soi, la tête un peu bourdonnante et l’estomac un peu lourd, surtout pour ceux qui durent retraverser la Manche par une mer très agitée.


Contrairement à ce que l’on reproche souvent aux sujets de sa gracieuse Majesté, Jenny n’avait absolument voulu cultiver sa différence. Au prix d’un effort constant, elle était parvenue à parler un français sans accent, malgré certaines prononciations qu’on estime généralement inaccessibles aux gens d’outre Manche. Ainsi, le “ Touloutoutou Tchêpô pogntou ” était devenu un clair et sonore : “ Turlutu chapeau pointu ”.

Comble de la félicité pour l’épicurien qu’était Thierry, Jenny s’était révélé un fin cordon bleu. Ses craintes de se voir nourri avec de la panse de brebis farcie ou du ragoût de mouton bouilli à la sauce à la menthe, s’étaient avérées sans fondement. Jenny n’avait pas sa pareille pour lui préparer de la bonne cuisine française comme la blanquette de veau ou le bœuf miroton et même, chose impensable pour un appareil digestif britannique : la poêlée d’escargots à la Brièronne. De même, le porridge ou les œufs au bacon qui empestaient la cuisine au petit déjeuner, avaient rapidement cédé la place au bol de chocolat ou de café avec des croissants ou des tartines beurrées.

Quand Jenny venait d’acheter sa baguette de pain, on aurait pu penser que si elle ne portait pas le béret basque, c’était sans doute, parce que le joli chignon qui ornait sa tête ne permettait pas le port de cette coiffure. Oui, vraiment, Jenny était devenue “ une vraie petite Française ”.

Un plaisir qu’appréciait particulièrement Jenny, c’était au printemps quand Thierry l’emmenait passer une journée en Brière, ce vaste marais au nord de Saint-Nazaire. Un copain leur prêtait un “ chaland ”, embarcation à fond plat, que Thierry poussait à l’aide d’une perche parmi les roseaux et les nénuphars.

Après le pique-nique sur une butte, ils n’oubliaient jamais en rentrant d’attraper quelques grenouilles qu’ils péchaient à l’aide d’un petit grappin muni d’une étoffe rouge au bout d’une ligne.

Thierry avait appris à Jenny comment “ appeler ” les grenouilles en imitant leur cri. Il fallait émettre un son guttural, inspiré de : “ cacahuète, coucou … cacahuète, coucou … ”, en se tordant la bouche.

Le soir à la maison, Thierry dépeçait les batraciens pendant que Jenny se plongeait dans son livre de cuisine pour y chercher une recette inédite. Cela dépassait l’entendement pour un Britannique : pire qu’“ une vraie petite Française ”, Jenny était devenue une “ Froggie ”.

L’évocation de ces souvenirs meublait l’attente de Thierry. Il avait hâte de la serrer dans ses bras.

Il avait été convenu qu’il passerait trois ou quatre jours seul, pendant que Jenny irait voir ses parents en Angleterre, et qu’ensuite, elle le rejoindrait dans ce vieux moulin.

Thierry se serait sans doute assoupi de nouveau si soudain il n’avait entendu la sonnerie de son téléphone portable dans la cuisine toute proche.

Il se leva d’un bond. C’était Jenny !

- Allô, mon Amour !

- Ca y est, je suis arrivée à Kergrist. Je te téléphone de la place de l’église. Je suis un peu perdue. Personne pour me renseigner comment aller au moulin. J’ai hâte de te retrouver mon Amour !

- Ecoute, Jenny, devant toi, tu dois avoir un panneau qui indique “ Trémargat ”

- Oui, je le vois !

- Tu roules dans cette direction. Moi, je prends la voiture tout de suite, et quand on va se rencontrer, je ferai demi-tour et tu me suivras, car c’est assez compliqué pour t’expliquer comme ça. A tout de suite, mon Cœur !

Thierry prit juste le temps de chausser une paire de tennis et sauta dans son auto qui partit en fanfare.

Quand il eut quitté le chemin caillouteux qui desservait le moulin, il se retrouva sur la route goudronnée où, à vrai dire, on avait autant de chance de rencontrer le tracteur ou la bétaillère d’un agriculteur qu’une automobile.

Il avait du mal à maîtriser sa fébrilité. Dans quelques instants, il étreindrait sa“ vraie petite Française ”, comme il ne cessait de la taquiner. Tout à son émotion, il voyait à peine le paysage pourtant merveilleux qui l’entourait. La route serpentait doucement au milieu des bois de hêtres, de chênes et de sapins qui mêlaient les nuances de leurs vertes frondaisons. Et puis, çà et là, accrochés au talus, d’énormes rochers de granit rappelaient qu’on était en terre d’Armorique.

Soudain, après le virage, au bout de la petite ligne droite, il vit une voiture blanche. Oui, c’était elle, c’était la voiture de Jenny ! Mais que fait-elle ? Pourquoi ? Pourquoi ? ? Dans un éclair, il croise le regard étonné de Jenny. Le choc est terrifiant. Le pare-brise vole en éclat et l’aveugle. Il a encore le temps de penser : “ maudits Anglais, ils ne comprendront jamais qu’en France, on roule à droite ! … ”

Tout tourne autour de lui. Il a du sang plein la bouche. Péniblement il parvient à s’extirper du véhicule. Il est là, debout, hébété. Il entend son cœur battre dans ses oreilles. Il a l’impression que sa tête va éclater.

Jenny, où est Jenny ? A une vingtaine de mètres il voit la voiture couchée dans le fossé, des volutes de fumée sortent du capot ouvert par le choc. Il veut se précipiter, mais ses jambes le supportent à peine. En titubant comme un homme ivre, il parvient jusqu’à la voiture.

Jenny est là sanglée dans la ceinture de sécurité. A demi-inconsciente, elle a le regard vitreux et semble vouloir lui dire quelque chose qu’il ne comprend pas. Il a un curieux crépitement qui sort du moteur. Une odeur d’huile chaude et d’essence l’entoure. Et cette maudite portière qui ne veut pas s’ouvrir !…

« Jenny ! Jenny ! je vais te sortir de là !… »

Et soudain c’est l’explosion ! Thierry est projeté plusieurs mètres en arrière. Pendant quelques secondes, il s’évanouie. Quand il reprend conscience, il voit les flammes qui enveloppent le véhicule et s’élèvent en tournoyant. Le souffle brûlant fait frémir les arbres alentour. A travers les flammes, il aperçoit une silhouette figée, les bras tendus, suppliants, qui s’incline doucement et disparaît dans le brasier.


Sur une petite route bretonne, un homme agenouillé pleure à longs sanglots devant une automobile qui se consume, tel un bûcher en expiation dont on ne sait trop quelle hérésie...